La princesse et l’accordéon
Ça commence comme un conte. Il était une fois une petite princesse qui vivait entourée de l’affection des siens au cœur de la prairie cajun, en Louisiane…
Son père, le maître accordéoniste Marc Savoy est le plus connu des facteurs de boîtes à frisson louisianaises (label Acadian), farouche gardien de la flamme et de la tradition. Chaque samedi matin, depuis plusieurs décennies, il organise dans son atelier-boutique situé à la sortie d’Eunice sur la route 90, une jam session pour “honorer les vieux musiciens” et leur permettre de se retrouver. Sa mère, Ann Savoy, est tout à la fois guitariste, chanteuse, accordéoniste, photographe, productrice de disques. Elle a fondé et anime plusieurs groupes et, après des années de labeur, a publié à compte d’auteur un ouvrage merveilleusement illustré “Cajun Music, A Reflection of a People” qui reste la référence absolue en la matière.
Avec un tel pedigree, difficile d’échapper à la musique. Sarah Savoy raconte : A 9 ans, j’ai essayé d’apprendre “J’ai passé devant ta porte” à l’accordéon mais j’ai vite abandonné et j’ai fait dix ans d’études de piano classique et un peu de violoncelle. A 14 ans je me suis mise à la guitare et j’ai vite maîtrisé les “open chords” car je voulais faire de la country. Avec mon frère Joël j’ai aussi rejoint un groupe qui faisait des “cover” de musique punk à la Sex Pistols et pour ce faire, ma mère m’a appris quelques accords barrés.
Devenue grande, notre princesse s’inscrit à l’université de Louisiane à Lafayette, apogée de sa période rebelle, grunge et punk, avec piercings et cheveux multicolores ; j’ai bossé dans des bars minables, j’étais entre autres l’agent de groupes punks pour un club crasseux de Mc Kinley Street, la rue “branchée” près du campus. Et de temps à autres j’allais au QG local des Hell’s Angels jouer à la guitare des chansons de Patsy Cline, Patsy Cline, chanteuse country morte en 1963 et icône “white trash”, ces blancs du Sud au plus bas de l’échelle sociale.
Mais Sarah tient à préciser que même à cette époque où mon esprit de contradiction était très virulent -en fait je n’ai jamais voulu être punk pour de vrai- je continuais à avoir beaucoup de respect pour la démarche de mes parents, je les accompagnais partout où ils se produisaient, je dansait sur leur musique et jouais quelquefois avec eux. Lorsque Christine Balfa a donné naissance à sa fille aînée je l’ai remplacée un moment au sein des Magnolia Sisters, le groupe féminin fondé par ma mère, jouant de la guitare, du triangle et du frottoir. Pour mes 20 ans, mon père m’a fabriqué mon propre accordéon mais je ne le ressentais alors pas assez, j’avais du mal, obligée d’apprendre à l’oreille, de me battre avec les notes, sans le soutien des partitions comme avec les autres instruments que je pratiquais. Cependant, j’appréciais quand mon frère Wilson m’emmenait danser à la Poussière et chez Mulate écouter le grand accordéoniste cajun Jason Frey que j’ accompagnais parfois à la guitare et au chant lors de jam sessions. J’écoutais aussi beaucoup les disques d’Amédée Ardoin. Mais c’est vrai que je cherchais ma propre voie.
Une quête, qui, ses études américaines terminées, la voit débarquer en Russie afin dit-elle de lire et d’étudier Dostoîevski dans sa langue d’origine. J’ai certes appris à lire et à parler russe mais pas la langue ancienne de l’écrivain. S’étant trouvée un job de directrice marketing de l’hôpital américain de Moscou, Sarah ressent cependant le mal du pays, de sa culture et s’interroge sur sa toute nouvelle vocation de “business executive”. La réponse, elle la trouvera en France et plus précisément à Ris-Orangis où, venue le temps d’un week end au festival folk, elle rejoint et accompagne le Savoy Family Band et fait part de ses doutes et hésitations à l’accordéoniste David Rolland qui la convainc de venir en tournée jouer de la musique cajun avec lui. J’ai beaucoup aimé faire ça et c’est alors que j’ai redécouvert combien la musique me convenait et que c’était folie d’avoir voulu m’en détacher.
Une nouvelle vie commence en France. Elle y fonde le groupe “ Sarah Savoy and the Francadians” où elle chante et joue de la guitare, accompagnée de David Rolland, à l’accordéon, de Vincent Blin au violon et de Manolo Gonzales à la contrebasse. Elle y fonde aussi un foyer après son mariage avec Manolo et la naissance de leur fille, Anna. Très vite les Francadiens trouvent leurs marques, leur public et leur son bien particulier, tournent à travers l’Europe et enregistrent quatre albums. Je ne pouvais pas me contenter de chausser les bottes familiales et de marcher sur les seules traces des membres de ma famille, tous remarquables musiciens cajuns. Il fallait que je suive ma propre voie et c’est ainsi que j’ai mélangé mes premières influences, country, rockabilly et punk tout en gardant une sonorité traditionnelle cajun. Mais plus je jouais cette musique et plus j’avais envie de l’écouter, Adam Hebert, Belton Richard, Milton Adams, Iry LeJeune, Lawrence Walker.. . et plus je l’écoutais et plus s’imposait à moi l’idée que je devais me remettre à l’accordéon. Surmontant sa propre appréhension de l’instrument -derrière lequel elle doit imaginer percevoir la tutélaire et redoutable figure paternelle-, elle le travaille énormément et s’estime enfin -après moult hésitations- capable d’en jouer sur scène.
Aspect plaisant de sa vie sur la route, elle est devenue, petit à petit et un peu par hasard, ambassadrice de sa culture. A la demande du public de ses concerts, toujours friand d’informations, elle se mue en conférencière (“les gens, en particulier en France, veulent toujours savoir d’ou vient la musique qu’ils entendent, l’histoire des Cajuns, leur mode de vie”), leur apprend la manière de danser two steps et valses et surtout excelle lors de démonstrations culinaires devenues légendaires à faire découvrir les secrets de la cuisine louisianaise, gumbo, jambalaya aussi bien que tartes aux noix de pécan. Une activité gastronomique intense qui lui vaut d’avoir publié en 2013 en Ecosse son premier livre de recettes “The Savoy Kitchen, a Family History of Cajun Food”
Longtemps, conclut-elle, j’ai été très attirée par l’image et la représentation que je m’en faisait du mode de vie pittoresque et très kitsch de ce que l’on appelle chez moi des “white trash”, à savoir des vêtements genre tenue de camouflage, les rouleaux dans les cheveux, les flamands roses en plastique dans le jardin et les horloges recouvertes de contreplaqué à l’effigie d’Elvis. Alors, allais-je devenir la “Reine des White Trash Cajun” ? Bof… Mais quand un magazine de blues grec m’a surnommée la “Princesse Cajun” j’ai trouvé l’idée plus intéressante. Après y longuement réfléchi, j’ai songé à ma famille, à mes parents et pensé que cela pouvait me convenir mais qu’en toute humilité il me fallait encore beaucoup progresser pour mériter ce titre.
–Jean-Pierre Bruneau